Les héro·ïne·s du quotidien : Buket Türkmen, sociologue à Sophiapol et bénéficiaire de PAUSE, le Programme national d’Accueil en Urgence des Scientifiques en Exil, à l’occasion de la Journée mondiale des réfugiés le 20 juin prochain.

« Le silence et la discrétion devenant les nouveaux terrains de l’action contestataire sous un régime d’oppression arbitraire, dans les nouveaux réseaux de solidarité on lit la quête d’une mobilisation par en-bas. »

Publié le 7 mai 2021 Mis à jour le 9 juin 2021

Parce qu'ils sont signataires d'une pétition pour la Paix, des milliers d'universitaires turrcs subissent des pressions et des procès de la part du pouvoir en place. C'est le cas de Buket Türkmen. D'abord bénévole pour aider d'autres signataires à participer au programme PAUSE, elle a finalement elle-même été accueillie à l'Université Paris Nanterre.

Cette sociologue au laboratoire Sophiapol étudie les mutations des formes d'activisme et de mobilisation.

Dans cet entretien, elle partage son parcours et ses recherches.




L’équipe Point Commun :

Vous êtes une chercheuse qui étudie les nouveaux mouvements sociaux en Turquie. L'Université Paris Nanterre a le plaisir de vous accueillir dans le cadre d’un programme singulier : le dispositif PAUSE. Comment le décririez-vous ?

Buket Türkmen ​: PAUSE est un programme d'accueil des universitaires et chercheuses/chercheurs en risque.

Ce type d’accueil date de l’époque de 2ème guerre mondiale, à cette époque-là, on accueillait aux États-Unis des chercheurs et artistes juifs de provenance de l’Europe. Aujourd’hui c’est le tour des pays européens d’accueillir les chercheuses/chercheurs menacés des autres pays, et surtout ceux/celles qui travaillent en sciences sociales. Car les sciences sociales exigent la pensée critique et ceci ne satisfait pas les régimes autoritaires, d’où les attaques contre les chercheuses/chercheurs de la part des gouvernements et des groupes extrémistes. Donc avec le programme PAUSE on accueille ces universitaires menacés dans les institutions françaises pour une période de 1 à 3 ans.
 

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Après avoir travaillé en Turquie, quelles ont été les raisons vous conduisant à poursuivre vos activités hors de ce pays ?

Buket Türkmen ​: Après avoir signé une pétition de la paix avec le mouvement kurde en Turquie, j’ai été accusée, comme 1128 autres collègues signataires, de supporter la terreur et on a ouvert un procès contre nous en Cour d’Assise.

Après quoi l’administration de mon université a commencé à faire du lobbying et de l’oppression contre les signataires. J’ai décidé de démissionner et de venir en France, car j’ai décidé que dans de telles conditions il était impossible pour moi de continuer à faire mes recherches et d’enseigner comme avant.

Articles, témoignages, photographies...

Un ouvrage qui raconte par les images et les mots les exils scientifiques contraints d’hier et d’aujourd’hui.
 → histoire-immigration.fr/hommes-migrations/numeros/poser-pour-la-liberte

Hors-série de la revue Hommes & Migrations, accompagne l’exposition des portraits réalisés dans le cadre du projet RESTRICA.


À lire sur Cairn → « L’individualisme solidariste des actrices de Gezi et l’émergence de nouveaux sujets »


En pratique, comment le dispositif PAUSE s’est-il manifesté pour vous ? Auriez-vous des conseils pour des chercheurs qui seraient confrontés aux mêmes problématiques que vous ?

Buket Türkmen ​: En fait au début je n’ai pas postulé pour PAUSE mais même quand j’étais en Turquie, j’aidais mes collègues à postuler pour PAUSE. Donc dès le début de ce programme j’étais au courant et nous avions formé un groupe de bénévolat pour aider les candidats signataires de la Turquie dans leurs démarches pour obtenir la bourse de PAUSE. Comme je travaillais avec ce groupe bénévole, je n’ai pas voulu postuler pour moi-même.

Au début on m’a fait à l’Université de Bordeaux un contrat par le soutien d’une fondation américaine, Scholar Rescue Fund (N.D.L.R. : voir encadré dédié), pour une période de 6 mois, ensuite j’ai réussi à obtenir un séjour de recherche Eurias (européen) au sein de l’Institut d’Etudes Avancées de Paris pour 10 mois. C’est à la fin de cette période que j’ai décidé de postuler pour le soutien de PAUSE. En même temps, je candidate chaque année aux postes académiques en France. En ce moment mon contrat à Nanterre bénéficie du soutien de PAUSE et de SRF (Scholar Rescue Fund).

« Après avoir signé une pétition de la paix avec le mouvement kurde en Turquie, j’ai été accusée, comme 1128 autres collègues signataires, de supporter la terreur et on a ouvert un procès contre nous dans la Cour d’Assise. » 


En un sens, votre parcours entre en résonance avec vos sujets d’études. Cette situation individuelle a-t-elle donné une coloration particulière à vos recherches ? Les nourrit-elle ?

Buket Türkmen ​: Pas exactement. Seulement mon terrain était la Turquie, peut-être grâce à ce contrat, j’ai pu glisser mon terrain vers la France, ce qui était mon désir en venant à Nanterre - c’était l’époque de la grève générale et la résistance académique à cette époque m’avait intrigué : je désirais établir des comparaisons avec les académies alternatives construites par les collègues limogés en Turquie et les tentatives initiés à Nanterre, mais la pandémie a perturbé tous mes plans. En ce moment j’essaie de voir les formes des nouvelles mobilisations discrètes sous la pandémie dans les deux pays.


À propos des forums « Nuits debout » en France ou les assemblées de quartier constituées pendant le Mouvement des Indignés en Espagne, Buket Türkmen remarque :

« Comme l’ensemble de ces réseaux horizontaux, ils ont cependant souffert d’un dysfonctionnement dans les mécanismes de décision. »


Parmi les 51 photos de PJ Adjed, c’est la vôtre qui a été retenue pour l'affiche de l’exposition itinérante et le catalogue “Poser pour la liberté - Portraits de scientifiques en exil”. Qu'est-ce que cette participation représente pour vous ?

Buket Türkmen ​: J’ai toujours considéré que notre situation n’est pas spécifique et que c’est plutôt la situation de la plupart des universitaires dans le monde. Notre situation n’est pas une situation d’exception malheureusement, c’est de plus en plus répandu ce profil de l’universitaire menacé, y compris en France, dans le cas de certains collègues. Donc pour moi ce projet révèle une situation globale et de plus en plus menaçant la vie académique globale. C’est pour cela que j'ai voulu faire partie de ce projet.

 

 



Vos recherches se proposent de déchiffrer les mutations des formes de lutte et de résistance. Par exemple, elles vous ont amené à forger le concept d’individualisme solidariste. Quelles en sont les caractéristiques ?

Buket Türkmen ​: En fait, ce concept ressort de l’analyse du terrain. Dans les recherches que j’ai effectuées auprès des femmes militantes des mobilisations horizontales comme l’occupation du Parc de Gezi, les mobilisations pour la paix, les mobilisations féministes et les solidarités de quartier, on voit émerger une nouvelle entité sociale sur laquelle se construit la subjectivité dans nos sociétés : il s’agit d’un nouveau type d’individu-citoyen qui, tout en défendant la liberté individuelle dans l’action politique, il est contre l’individualisme compétitif et atomisé du néo-libéralisme et la solidarité devient un moyen de résister au “compétitivisme” libéral.

La quête pour la singularité et l’autonomie caractérisent les nouvelles formes d’action horizontale initiées par cet individu solidariste. Il est critique des organisations verticales classiques des anciennes mobilisations de gauche, qui sont accusées d’étouffer la subjectivité politique des membres et de déléguer leurs capacités d’action aux comités centrales. La pensée révolutionnaire change d’aspect et la projection vers un avenir révolutionnaire est remplacée par une transformation de la vie par des interventions par le bas. L’action est décidée et dirigée de par le bas.

Je trouve ces mêmes caractères dans d’autres mobilisations horizontales aussi - en France, aux Etats-Unis, en Grèce, etc. Il s’agit d’une transformation de subjectivité politique au niveau global.

« L’individualisme solidariste est une critique de l’individualisme compétitif et atomisé du néo-libéralisme mais aussi du collectivisme sur lequel sont fondées certaines identités nationales. » 


Vous avez effectué une analyse de terrain auprès des femmes activistes de la révolte de Gezi en Turquie. Concrètement comment l’avez-vous menée ? Quels ont été les freins… et les bonnes surprises ?

Buket Türkmen ​: C’est une recherche que j’ai effectué avec mon équipe, formé des collègues et des ex-étudiantes. On l’a réalisé par l’observation participante, quatre focus groupes et 30 entretiens approfondis. L’apport le plus important de cette recherche était la constatation de l’individualisme solidariste.

D’autre part on a vu aussi que le féminisme avait renforcé les femmes dans leur activisme. Mais en même temps après le mouvement Gezi, on a témoigné que les organisations féministes ont souffert de l’incapacité d’attraper le changement en vigueur. Les plus importants collectifs féministes ont été dissous après Gezi. Et dernièrement, Gezi a renforcé, grâce à son caractère déterminé par la convergence des luttes, la coalition du féminisme kurde et turc, et par conséquent, dans la période qui a suivi Gezi - période de la guerre en Syrie et kurdistan - l’activisme de la paix a été initié et guidé par les femmes.



Quelle est votre UFR et unité de recherche ? Quelles sont les grandes questions que vous et vos collègues y étudiez ?

Buket Türkmen ​: Je travaille dans le laboratoire Sophiapol, formé de collègues sociologues et philosophes. Les mouvements sociaux, les identités, les questions d’inégalités, les problèmes de la démocratie contemporaine, le néolibéralisme et la régression des libertés sont les problèmes étudiés.


« Le silence et la discrétion devenant les nouveaux terrains de l’action contestataire sous un régime d’oppression arbitraire, dans les nouveaux réseaux de solidarité on lit la quête d’une mobilisation par en-bas. Les acteurs/actrices tiennent à l’action solidaire basée sur la transformation des pratiques quotidiennes car selon eux/elles, c’est l’ultime remède contre les dégâts des crises à venir. Les acteurs prétendent construire une nouvelle historicité à partir des mobilisations discrètes. »

Türkmen, Buket
« De la Révolte de Gezi à l’opposition discrète en Turquie »,
Mouvements, vol. 104, no. 4, 2020, pp. 129-138.


Pouvez-vous présenter votre parcours académique mais aussi le cheminement personnel qui vous a mené à ce métier ?

Buket Türkmen ​: J’ai toujours voulu faire de la sociologie. J’ai fait ma thèse à l’EHESS au laboratoire CADIS sous la direction de Michel Wieviorka, j’ai longtemps travaillé sur le mouvement islamiste, notamment sur les jeunes et les femmes, l’espace public et la laicité mis au défi par les acteurs islamistes des annes 90-2000. Les questions des minorités, les femmes et le féminisme m’avaient toujours intéressé aussi.

En 2006 je suis allée à l’Université de Harvard, Center for Middle Eastern Studies et j’y ai travaillé sur la vie intime et les relations de flirt des femmes musulmanes non mariées. En même temps, ça a été mon initiation aux approches postcoloniales. Tout au long de ce parcours, dès mes années d’assistante chercheure, j’ai travaillé à l’Université de Galatasaray qui est une université fondée sur une consortium formé de 28 universités françaises. Donc tout en travaillant en Turquie, j’ai toujours eu accès à l’international.



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Mis à jour le 09 juin 2021