Héros et héroïnes du quotidien : Jean-Philippe Foegle consacre ses recherches et son énergie au sujet très sensible des "lanceur·euses d'alerte"

Son crédo : toujours se rappeler que « derrière les abstractions juridiques il y a des humains en chair et en os »

Publié le 5 février 2021 Mis à jour le 19 mars 2021

Les lanceur·euses d'alerte sont régulièrement à la une de l'actualité. La plupart des scandales, parfois internationaux, ainsi révélés marquent durablement les organismes et entreprises qui en sont l'objet.
Pourtant, le droit qui encadre cette pratique est très hétérogène d'un pays à l'autre et ce au sein-même de l'Europe.

Par ailleurs, les frontières entre journalisme, leaking et whistleblowing sont parfois périlleuses à délimiter. Au sein de l'Université Paris Nanterre mais aussi à travers ses engagements, le chercheur en droit Jean-Philippe Foegle se consacre à l'étude de ces enjeux.

L'équipe Point COMMUN : Bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour commencer, pouvez-vous présenter votre parcours académique mais aussi le cheminement personnel qui vous a mené à ce métier ?


Jean-Philippe Foegle : J’ai été diplômé du M2 « Droits de l’Homme » de l’Université Paris Nanterre en 2014. Mon choix de M2 était initialement motivé par une volonté de devenir avocat en droit des étrangers, dans la continuité de mon engagement au Groupe d’Information et de Soutien des Immigré.e.s. Je suis finalement tombé dans le « bain » de la recherche en réalisant un mémoire sur la protection des lanceurs d’alerte. J’ai donc entamé l’année suivante une thèse portant sur la même thématique.


L'équipe Point COMMUN : Quelle est votre discipline et ses particularités ? Quels sont vos sujets d’étude, leurs définitions et leurs enjeux ?

Jean-Philippe Foegle : Je réalise un doctorat en droit public. Mes principales thématiques de recherche sont liées aux nouvelles technologies et leurs usages à fins de surveillance, la sécurité nationale, le droit d’asile et des étrangers. Mon sujet de thèse porte sur l’encadrement juridique du lancement d’alerte à l’aune des bonnes pratiques étrangères. L’enjeu est d’envisager les limites juridiques à l’efficacité de la protection des lanceurs d’alerte, à savoir toute personne signalant ou révélant des informations en vue de mettre fin à des violations de l’intérêt général.


L'équipe Point COMMUN : La perception et l'encadrement légal des lanceur·euses d’alerte sont très différents d’une époque et d’un pays à l’autre. Pourriez-vous nous décrire quelques protections (ou sanctions) qui se démarquent parmi toutes celles existantes ?

Jean-Philippe Foegle : Initialement, la protection des lanceurs d’alerte ou whistleblowers était cantonnée à une aire culturelle et juridique bien précise : les Etats-Unis dès les années 1970, puis le Royaume-Uni à compter de 1998. A la faveur des scandales financiers révélés par les lanceurs d’alerte, une multitude de lois a été adoptée dans de nombreux États. À ce stade, le Royaume-Uni et l’Irlande restent les « leaders » en la matière. Les législations exemplaires telles que celles que je viens de citer protègent les lanceurs d’alerte contre l’ensemble des mesures de représailles dont ils font l’objet : non seulement le licenciement et le harcèlement, mais aussi les procédures dites « baillons » qui visent à les faire taire. Une directive de l’Union Européenne, très ambitieuse, va aussi changer la donne dans l’ensemble de l’Union Européenne en protégeant non seulement les lanceurs d’alerte, mais aussi les « facilitateurs », ceux qui assistent les lanceurs d’alerte. En parallèle, le renforcement du secret des affaires et du secret de la défense nationale rend chaque jour l’action des lanceurs d’alerte plus périlleuse.


L'équipe Point COMMUN : Comment place-t-on les curseurs entre journalistes, lanceur·euses d’alerte et “espions” ? Leaking et whistleblowing ?

Jean-Philippe Foegle : L’une des particularités de la notion de lanceur d’alerte est sa plasticité. Ses définitions évoluent au gré des scandales sanitaires ou financiers. Avant les révélations de Wikileaks et de Rui Pinto, par exemple, personne n’envisageait de permettre à des « hackers » de bonne foi d’être reconnus comme lanceurs d’alerte, ce qui figure pourtant désormais dans les recommandations de la résolution 2300 du Conseil de l’Europe (2019). Néanmoins, il fait désormais consensus que ce qui trace une frontière entre lanceur d’alerte et espion ou indicateur est la bonne foi, le caractère financièrement désintéressé de l’action de la personne.

Quand à la différence entre leaking et whistleblowing, elle tient à la quantité de l’information divulguée : à l’inverse du leaker qui révèle de manière indiscriminée des informations – souvent de manière anonyme – le lanceur d’alerte révèle son identité au public et travaille avec des journalistes pour faire en sorte de ne révéler que ce qui est important pour la vitalité du débat démocratique, afin de trouver un équilibre entre les injonctions contradictoires de transparence et de maintien du secret.


L'équipe Point COMMUN : Dans les faits, quels sont les freins à la révélation de scandales sanitaires, surveillance, malversations, pollution ? Fort de votre expertise en matière de droit, avez-vous des lectures à faire connaître à ceux qui s’intéressent au signalement de faits potentiellement graves ou délictueux ?

Jean-Philippe Foegle : Les freins à l’activité des lanceurs d’alerte sont nombreux. Ils sont tout d’abord, évidemment, juridiques : la législation actuelle – la loi « Sapin 2 » constitue une première avancée, mais elle comporte un nombre très important de failles. En particulier, le fait que cette législation impose au lanceur d’alerte de saisir son employeur en premier lieu avant d’envisager de saisir les juridictions ou les autorités, freine le processus d’alerte et conduit trop souvent le lanceur d’alerte à se jeter dans la gueule du loup, au risque que des représailles soient prises à son égard, ou que des preuves soient détruites. Plus largement, l’arsenal juridique existant, notamment en droit pénal, permet aux organisations de développer les procédures dites « baillon » à l’égard des lanceurs d’alerte : il s’agit de procédures abusives dont le seul but est de dissuader les personnes de lancer l’alerte. Au-delà du droit, c’est aussi la culture d’entreprise qui est problématique. Certes, des progrès notables ont été réalisés, mais les entreprises restent globalement réticentes aux lanceurs d’alerte, vus comme des éléments perturbateurs du fonctionnement des organisations. En conséquence, harcèlement, licenciement ou discrimination constituent toujours le lot quotidien des lanceurs d’alerte.

Lire dans The conversation  → Le projet de loi « Sapin II » : une protection illusoire des lanceurs d’alerte.

L'équipe Point COMMUN : Concrètement, comment se mène une thèse sur “La protection des lanceurs d’alerte : étude comparée”?

Jean-Philippe Foegle : J’ai eu la chance d’être intégré dans une équipe de recherche particulièrement dynamique, à savoir le CREDOF (Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux). Concrètement, cette équipe organise de nombreux colloques et évènements scientifiques dans lesquels les doctorants sont impliqués. Au-delà de la thèse, l’activité de doctorant contractuel est aussi rythmée par ces activités mais aussi par les enseignements prodigués aux étudiant.e.s. J’ai eu la chance d’être financé pendant 5 années, ce qui n’est pas le cas de la majorité des doctorant.e.s, qui traversent souvent de grandes périodes de précarité et d’isolement, faute de financement adéquat. C’est l’une des raisons qui nous ont conduit, à partir de 2018, à réclamer plus de moyens pour la recherche et pour les activités d’enseignement.

Rédiger une thèse demande donc, dans ce contexte, beaucoup de sacrifices et de discipline : il faut « sanctuariser » un certain nombre d’heures par semaine pour travailler dessus, ce qui implique de « jongler » entre différentes activités de recherche et d’enseignement, ou d’autres obligations professionnelles.


L'équipe Point COMMUN : Quels sont les prochains grands défis auxquels le droit aura à répondre/faire face selon vous ? L’irruption du numérique transforme-t-elle la donne ?

Jean-Philippe Foegle : Mon point de vue est sans doute biaisé dans la mesure où je travaille sur des thématiques liées à la surveillance et aux droits fondamentaux, mais il y a lieu d’être inquiet des implications en matière de libertés fondamentales du développement de technologies particulièrement intrusives telles que la reconnaissance faciale ou les drones. C’est d’autant plus inquiétant que la succession des états d’urgences, tant sanitaires que sécuritaires, accorde au pouvoir exécutif des prérogatives croissantes, au détriment du contrôle parlementaire et juridictionnel.

De l’autre, le développement du numérique et la prise de conscience par les jeunes générations de la nécessité de se mobiliser pour le climat, et contre les inégalités de genre et le racisme, suscite de l’espoir. L’enjeu est de permettre aux citoyens et en particulier aux plus jeunes de se saisir des ressources offertes par le numérique et par le droit pour aller vers une société plus inclusive, mais aussi pour faire en sorte que les mécanismes de contrôle démocratique de l’action des gouvernants soient plus effectifs, que les droits de l’Homme soient une réalité pour tous et toutes. Sur ce point, les lanceurs d’alerte sont indispensables, car ils constituent le filet de sécurité des démocraties : quand les personnes susceptibles de commettre des abus savent que leurs actes peuvent être mis en lumière, les abus et violations des droits de l’Homme diminuent.


L'équipe Point COMMUN : Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous intéresser à la problématique des lanceur·euses d’alerte en particulier ? Quels sont les sujets que vous aimeriez creuser à l’avenir ?

Jean-Philippe Foegle : Lorsque j’ai commencé ma recherche, il n’y avait pas encore de loi sur la protection des lanceurs d’alerte, et les universitaires s’y intéressaient peu, à l’exception de quelques pionniers et pionnières. C’est essentiellement la curiosité qui m’a conduit à l’époque à m’y intéresser : je cherchais des informations sur cette thématique après avoir lu des articles sur l’affaire Edward Snowden mais n’avais trouvé que peu de littérature juridique en langue française, ce qui m’a donné envie d’aller voir comment des états étrangers – Etats-Unis en tête – envisageaient l’encadrement juridique du lancement d’alerte.

Plus largement, la problématique des lanceurs d’alerte est passionnante car transversale : dans une société idéale où les droits de l’Homme sont respectés, pas besoin de lanceurs d’alerte. S’intéresser à la thématique conduit donc à s’intéresser aux multiples dysfonctionnements existants dans notre société. Il n’est pas juste que ceux qui les mettent en lumière dans l’intérêt général fassent l’objet de représailles, alors qu’ils agissent dans notre intérêt à tous. Réfléchir aux pistes d’amélioration de leur statut paraît alors indispensable.

Mis à jour le 19 mars 2021