Vous êtes l'université : Anna Colin Lebedev, Enseignante-chercheure et éclaireuse du conflit en Ukraine

être experte de la guerre la plus importante de notre décennie

De nombreux·ses enseignant·es-chercheur·es sont souvent amenés à décrypter l'actualité pour de grands médias. Lorsque leur expertise est liée à un sujet aussi important que la guerre en Ukraine, cette casquette d' "éclaireur" de l'actualité prend une tournure et une envergure bien différente ! C'est le cas d'Anna Colin Lebedev qui a vu les demandes d'interview exploser et son compte twitter passer de 3000 à plus de 55 000 abonnés en un mois seulement. Elle a accepté de répondre à nos questions pour nous parler de ce statut si particulier.

Point COMMUN : Pouvez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours à l’université ?
Je suis Anna Colin Lebedev, je suis née en Russie, où j’y ai effectué mes études jusqu’à la fin du collège environ, puis j’ai poursuivi mes études en France,  au lycée, à l’IEP de Rennes puis à Sciences Po Paris pour un DEA et une thèse. J’ai également vécu et travaillé enUkraine, en Biélorussie et en Russie, notamment dans la gestion de programmes universitaires.

Je suis à l’Université Paris Nanterre depuis 8 ans environ, d’abord en tant que vacataire. J’ai intégré l’UFR DSP en tant que maîtresse de conférences en science politique il y a 5 ans . J’ai aussi des casquettes administratives, je dirige le master en alternance « Management du risque / Risques, sécurité et conflits » et j'interviens également dans la gestion des mobilités vers le Canada.

En tant que chercheuse, je fais partie de l’Institut des sciences sociales du politique (ISP) comme plusieurs autres collègues de l’université. A Nanterre en général et à l’ISP en particulier nous avons réellement un pôle d’expertise central sur les problématiques des sociétés post-soviétiques, et de fait, sur le conflit actuel. On peut citer par exemple les travaux de Ioulia Shukan et Anne Le Huérou, très éclairants pour comprendre cette guerre.

La guerre en Ukraine a débuté depuis un mois déjà, et vous avez depuis endossé une casquette d’éclaireuse, pourquoi est-ce important pour vous d’y consacrer de l’énergie ?
J’ai toujours fait le choix de communiquer auprès de publics différents. J’ai animé un blog de décodage depuis quelques années, j’ai créé mon propre podcast qui porte sur les sociétés post-soviétiques. La volonté de communiquer via plusieurs médias auprès de différents publics, je l’ai toujours eue, c’est comme cela que je vois mon métier. Expliquer à tous les niveaux d’âge et de compétences, cela fait partie de mon travail.

C’est aussi ma façon à moi d’apporter mon aide sur ce conflit, de participer, d’agir. Si je restais sans rien faire, cela deviendrait très compliqué à gérer pour moi, sachant tout ce qu’il se passe. Cela serait trop dur moralement. C’est aussi pour cela que j’y consacre autant d’énergie.

Comment devient-on une référence pour les médias ?
Déjà, la guerre a commencé il y a 8 ans. Nanterre est un lieu central dans l’analyse de ce conflit, nous avons un pool d’expertise très important avec plusieurs collègues de l’ISP. Suite à mes publications il y a quelques années, j’ai été identifiée par les journalistes pour mon domaine d’expertise et cela fait des années que je décrypte le conflit du Donbass. Un autre aspect à prendre en compte : je suis une femme et il y a un gros besoin de mixité sur les plateaux. Je sais maintenant détecter quand je ne suis invitée “que” pour ça.

Sur quels médias intervenez-vous et comment choisissez-vous vos interventions ?
Au début du conflit je recevais environ 50 demandes par jour, puis 30 et actuellement je suis plutôt autour d’une quinzaine par jour. Cela reste toujours très intense.

Je privilégie les médias qui ont une réputation de sérieux. Mais en prenant conscience de leur caractère parfois élitiste, j’ai fait le choix d’accepter les invitations de certaines chaînes d’info en continu, pour pouvoir informer un public plus large. Certains médias simplifient énormément l’info mais je comprends tout à fait la nécessité d’arriver au niveau de compréhension de chacune et de chacun, non spécialistes de la zone, mais le sérieux du média est primordial pour moi.

Je réponds également aux sollicitations des médias pour enfants. J’essaye de ne pas faire plus d’un plateau par semaine et je privilégie les interventions à distance et les échanges avec les journalistes de la radio et de la presse écrite.

Je communique également beaucoup sur mon compte twitter, l’impact qu’on peut y avoir est plus large qu’une tribune dans la presse écrite par exemple, même dans un journal renommé. En tant que chercheuse cela me permet d’accéder à une audience inédite, l’impact d’un fil twitter est incommensurablement plus grand que les autres médias, et la vitesse de diffusion de l’information est impressionnante. 

Je suis passée de 3000 followers avant l’agression russe (ndlr : le 24 février 2022) à plus de 50 000 aujourd’hui. Je reste vigilante car cela implique également de nouvelles responsabilités de pouvoir s’adresser à un tel public.

Selon vous, est-ce que ce conflit est bien traité par les médias ?
En France nous avons la chance d’avoir une large palette de médias, dont la plupart font un travail très sérieux. Globalement l’intensité et la qualité de la couverture du conflit sont pour l’instant très bonnes.
On a énormément de personnes sur le terrain qui fournissent des infos d’une grande qualité et à qui l’on peut faire confiance. 

Est-ce que les étudiants suivent vos interventions médiatiques et est-ce que vous en parlez en cours ?
J’ai modifié certains de mes cours “classiques” pour répondre aux questions des étudiants sur le conflit car il y avait un gros besoin. Je me rends compte que cette double casquette enseignante-éclaireuse est difficile à concilier. Bien sûr je fais des points régulièrement pour répondre aux questions.

Récemment il y a eu un article dans un média, une interview de l’une de nos étudiantes qui est partie sur le front en tant que bénévole, dans le cadre d’une ONG. Elle explique qu’elle est partie parce qu’elle lisait mes tweets. C’est une responsabilité lourde à laquelle on est difficilement préparé. J’espère qu’il n’arrivera rien à cette jeune fille.
Nous avons également mis en place des conférences d’information pour tous les étudiants de l’université, mais nous avons du mal à toucher des étudiants hors spécialités (sciences politiques, études slaves), surtout quand les événements ne sont pas hybrides. Il reste important pour moi d’organiser des événements spécialement pour nos étudiants, de leur donner la primeur de nos analyses.

Est-ce qu’en tant que femme c’est plus difficile d’intervenir sur les plateaux TV ? Est-ce que vous vous sentez écoutée ?
A titre personnel, je ne suis pas facilement intimidée, cela ne me pose pas de problème. Je ne ressens pas de problème de mise en avant, bien au contraire. Finalement, des gens qui ont derrière eux un travail de terrain de plusieurs années en Ukraine, il n’y en a pas tant que ça, hommes ou femmes. Après il est vrai que les médias font beaucoup appel à des experts militaires, qui sont majoritairement des hommes. Nous avons commencé à intervenir à partir du moment où il a fallu commencer à expliquer une dimension un peu plus sociale de ce qu’il était en train de se passer.

Comment réussissez-vous à gérer votre temps et toutes vos casquettes (enseignement, administratif, plateaux télés et interviews, conférences, recherche, twitter…) ?
Depuis un mois, il n’y a plus de week-ends, plus de soirées, pratiquement plus de nuits. On tient avec l’adrénaline. Communiquer sur le conflit, c’est mon devoir, mais peut-être aussi ma façon de faire quelque chose dans cette guerre en étant loin du terrain. Je reste dans l’action, c’est ce qui permet de vaincre un peu l’angoisse et de tenir. Mais c’est vrai que les responsabilités administratives, notamment de direction de master, sont très difficiles à combiner avec ce devoir de décoder et d’informer. 

Je veux mieux comprendre le conflit, par où commencer ?
Faites confiance aux médias sérieux, ceux qui sont attachés à la vérification de l’information, ceux qui citent leurs sources et s’appuient sur des correspondants présents sur place et des spécialistes. Nous avons en France des médias de grande qualité, profitons-en.

Beaucoup d’émissions sont disponibles aujourd’hui en replay. Radio France a ainsi lancé un podcast Ukraine qui vous permet de comprendre ce qui se joue sur le terrain, au jour le jour. Mais beaucoup d’émissions ont fait des éditions spéciales sur la guerre de grande qualité.

Forcément, j’ai toujours envie de renvoyer aux livres de mes collègues. Alexandra Goujon a par exemple récemment publié un livre intitulé “L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre”, où elle déconstruit les clichés qu’on peut avoir sur le pays. Ioulia Shukan, dans son livre Génération Maïdan, raconte des parcours des citoyens ukrainiens ordinaires, embarqués d’abord dans une révolution, en 2014, puis dans une guerre. Si on veut comprendre l’évolution de la Russie depuis la fin de l’URSS, je recommande le très synthétique “La Russie post-soviétique” de Françoise Daucé qui vous donne l’essentiel en 128 pages.