Andreea Gruev-Vintila et Yvonne Muller-Lagarde allient la psychologie et le droit pour lutter contre les violences conjugales et alerter sur le sort des enfants covictimes

« […] en France, aussi incroyable que cela puisse paraître, les enfants ne sont juridiquement qu’une “circonstance aggravante” de la violence conjugale commise sur l’adulte. » A. G-V

Publié le 28 septembre 2022 Mis à jour le 4 janvier 2023

On n'imagine pas forcément de relation entre droit pénal et psychologie. C'est pourtant le défi que relèvent ces deux chercheuses du LAPPS et du CDPC.

Issues de disciplines différentes, elles travaillent main dans la main sur les enjeux des “ violences au sein du couple” indissociables de leur impact sur les enfants. L’une des spécificités de leurs travaux est donc d’alerter aussi sur la situation des enfants covictimes de ces violences.

Un double entretien éclairant mais aussi inspirant puisqu'il propose des axes concrets pour contribuer à construire "une société plus juste" (dixit A. G-V).

 

L’équipe Point Commun : Bonjour, merci Mesdames de répondre à nos questions. Avant de nous en dire plus sur ces sujets importants, pouvez-vous présenter vos disciplines respectives ?

Yvonne Muller-Lagarde : Le droit pénal est une branche autonome du droit dont l’objet est de protéger, à travers des infractions de gravité variable (crime, délit et contravention) les intérêts supérieurs de la société.

Parce qu’il pose les interdits fondamentaux, il est une condition nécessaire à la vie sociale et intéresse, à ce titre, tous les citoyens. L’étude du droit pénal est concrètement celle des conditions générales des infractions et les règles relatives aux peines encourues (B. Bouloc, 2022). Dans ce cadre, le droit pénal pose la question du choix d’incriminer ou non un comportement, il s’intéresse aux débats politiques lato sensu que la question fait naître et s’enrichit à cette occasion des disciplines voisines.  

Les travaux de psychologie sociale menés par Andreea ont été, par exemple, essentiels pour proposer la création d’un délit de contrôle coercitif.

Andreea Gruev-Vintila : La psychologie sociale est “l’étude scientifique de la façon dont les individus pensent, sentent et se comportent par rapport aux autres, et sous leur influence” (Brehm, 2006).

Elle déplace le regard binaire Sujet-Objet à un regard ternaire sur les faits et les relations humaines : un peu comme celui du Narrateur de Proust, ce regard psychosocial révèle rapport d’une personne à un objet réel ou symbolique, à la réalité, fonction de son inscription dans une Histoire, de ses relations à autrui, souvent marquées par le pouvoir, la domination ou l’oppression, la hiérarchie sociale, etc. Serge Moscovici, fondateur de la psychologie sociale moderne en Europe, a révélé la position stratégique de notre discipline pour agir en réponse aux enjeux politiques, historiques et sociaux contemporains et son fabuleux potentiel inter- et  transdisciplinaire. 

 

« Je rêve d’une loi “contrôle coercitif” qui assure la sécurité et reconnaisse l’impact et la souffrance des enfants au même titre qu’elle le fait pour les victimes adultes. »

Andreea Gruev-Vintila




Comment votre collaboration s’est-elle nouée ? Comment travaillez-vous concrètement ensemble malgré la différence de vos approches ?

Andreea Gruev-Vintila : Nous nous sommes rencontrées à la visioconférence organisée par Sonia Lehman-Frisch avec l’Université de Pennsylvanie dans le cadre du partenariat international COIL/EDGE de l’Université Paris Nanterre, pendant la pandémie COVID. Avec une collègue juriste de Penn State U j’ai monté un cours interdisciplinaire sur la violence conjugale, pour lequel nous avons d’ailleurs obtenu le Faculty Summit Award. Yvonne a participé à la visio, j’ai tout de suite apprécié la finesse de son regard et son approche comme juriste. Notre amitié a été un flash et un turbo pour nos travaux. Un an plus tard, après beaucoup de dimanches à travailler chez Yvonne et chez moi, nous avons publié ensemble une solution juridique pour incriminer le contrôle coercitif en droit français, qui permet d’aligner notre législation à la définition de la violence conjugale dans les instruments internationaux comme atteinte aux droits fondamentaux des femmes - et des enfants. 

Yvonne Muller-Lagarde : j’ajouterai que notre collaboration prend la forme de longues discussions, de débats, de désaccord, avant de parvenir au texte qui nous paraît l’une et l’autre, convenir à ce que nous souhaitons transmettre. C’est donc une expérience rare et enrichissante d’une véritable collaboration (et non pas l’ajout d’un texte à un autre). 


 

Qu’est ce que le “contrôle coercitif” ? En quoi est-il novateur ?

Yvonne Muller-Lagarde : D’un point de vue strictement juridique, le contrôle coercitif est novateur par l’approche globale qu’il propose des violences conjugales. Dans les pays où il est déjà érigé en infraction (ce n’est pas encore le cas en France), il englobe ainsi les cas de violences physiques, psychologiques, économiques et de violences administratives, le point commun qui structure le délit étant l’atteinte aux droits fondamentaux de la personne. C’est un angle d’approche (droits fondamentaux) qui se distingue du biais classique - et trop étroit - de l’atteinte physique.



 

«  [Le contrôle coercitif] englobe ainsi les cas de violences physiques, psychologiques, économiques et de violences administratives, le point commun qui structure le délit étant l’atteinte aux droits fondamentaux de la personne.

C’est un angle d’approche (droits fondamentaux) qui se distingue du biais classique - et trop étroit - de l’atteinte physique. »

Yvonne Muller-Lagarde




Andreea Gruev-Vintila : Le contrôle coercitif au cœur de la violence conjugale implique des schémas répétés de comportement dont l'effet cumulatif est de priver les victimes survivantes de leurs droits humains, de leur autonomie et de leur indépendance. C’est un mode opératoire particulièrement nocif et durable, dont victimes disent qu’il est plus dévastateur que la violence physique et qu’il est plus difficile de s’en rétablir. Son impact dévastateur tient à ses similitudes avec le terrorisme politique, l’emprise sectaire, les tactiques pour contrôler les otages, le traitement des prisonniers de guerre et des détenus des camps de concentration. Il s’exerce par un répertoire de comportements “constants, cumulatifs et non épisodiques” qui permettent aux agresseurs d'obtenir la subordination des victimes par la peur, la privation de ressources et de droits humains fondamentaux. Si ces comportements existent depuis toujours, leur théorisation dans le domaine conjugal par Evan Stark, suite à d’autres travaux dont ceux de Judith Herman, a conduit plusieurs législations à le considérer comme une meilleure définition de la violence conjugale.

 

« Les femmes ne meurent pas quand elles se soumettent aux contraintes qu’impose le conjoint, elles meurent quand elles essaient de s'y opposer.

Ou plutôt : les hommes ne tuent pas les femmes quand elles se soumettent à eux, ils les tuent quand elles essaient de leur résister. »

Andreea Gruev-Vintila



Avec Yvonne, nous pensons que la France doit sanctionner non seulement la violence physique, psychologique, sexuelle, etc. exercée par l’un des conjoints (le plus souvent l’homme) sur l’autre, mais aussi son comportement global visant, au travers d’un répertoire d’actes quotidiens et en provoquant la peur des victimes, à les contrôler et à les soumettre, étant précisé que l’enfant est également victime des actes ainsi exercés contre sa figure d’attachement parentale, le plus souvent la mère. C’est un paradigme novateur qui change la question “pourquoi elle n’est pas partie” à “comment il s’y est pris pour qu’elle ne parte pas”. 

 
Andreea Gruev-Vintila :
  • Le nombre annuel de féminicides en France est quasi-équivalent à l’attaque terroriste du Bataclan du 13 novembre 2015.
  • On compte 213 000 femmes victimes de violences conjugales, dont 82% sont des mères, ce qui signifie que dans 4 cas sur 5 des enfants sont impactés : 398 310 enfants.
  • Il y a eu 122 féminicides en 2021, 84% des femmes avaient déjà déposé plainte et dans 17 % des cas les enfants étaient présents sur les lieux.
  • Douze enfants sont décédés.
  • Les comportements coercitifs et contrôlants caractérisent 50-75% des situations de violence conjugale.
  • Ils sont précurseurs de la quasi-totalité des féminicides. Les enfants, s’ils survivent, sont impactés durablement.

Andreea Gruev-Vintila : Le contrôle coercitif est le plus répandu et a les conséquences les plus ravageuses dans les relations hétérosexuelles où il est « genré » dans son but (privilège masculin) et son objet (subordination féminine) par son lien avec les inégalités structurelles dans l'économie plus large. Mais le processus de contrôle coercitif n'est pas en soi spécifique au genre, n'a pas besoin d'être légalement spécifié en tant que tel et peut s‘exercer sur une multitude de vulnérabilités, y compris celles associées à l'orientation et l'identité sexuelle, à l'âge, à la situation de handicap ou d'immigration, qui peuvent être socialement marginalisés. Le réseau de recherche interdisciplinaire sur le contrôle coercitif que nous avons créé à Nanterre avec 3 thèses en cours est le cœur d’une communauté épistémique de référence en France et sera amené à jouer un rôle dans la période qui vient. J’en profite pour dire que nous avons besoin d’aide sur le volet droits humains des femmes et des enfants. 


Ce nouveau modèle des violences conjugales permet aussi de penser les violences post-séparation. Que sait-on de l’évolution des violences lorsque la victime s’oppose à son agresseur ?

Andreea Gruev-Vintila : Les femmes ne meurent pas quand elles se soumettent aux contraintes qu’impose le conjoint, elles meurent quand elles essaient de s'y opposer. Ou plutôt : les hommes ne tuent pas les femmes quand elles se soumettent à eux, ils les tuent quand elles essaient de leur résister. La violence extrême est précédée de moyens de contrôle progressifs, souvent d’abord sous couvert d’amour romantique - sexisme “bienveillant” efficace pour isoler victime et soutiens.

Si la victime s’écarte des règles et contraintes imposées par l’agresseur, il passe alors à des actes hostiles, d'intimidation, d’humiliation, de menaces exercés sur le long terme, qui la piègent progressivement, ce dont elle ne se rendra compte que si elle s’oppose ou ne suit pas le comportement qu’il attend d’elle, ou lorsqu'elle commence à penser à partir. Si elle y arrive, le contrôle et la coercition s’intensifient et s’aggravent post-séparation, l’agresseur utilise tous les moyens à sa disposition tant qu’il n’est pas empêché, notamment les enfants, l’exercice des droits parentaux (autorité parentale et droit de visite), les procédures en justice. L’impact sur l’enfant de cette violence parentale, le plus souvent masculine, est mal (re)connu en France, avec des effets catastrophiques pour les enfants, car, face à des professionnels non experts, ces agresseurs attaquent les capacités des institutions à assurer la sécurité de l’enfant et de la mère covictimes. Cette expertise est impérative. Solène Donal, juge des enfants au TPE de Paris, déplorait récemment qu’il n’existe toujours pas en protection de l’enfance de mesure éducative (AEMO) adaptée. 




Avant de détailler la notion de contrôle coercitif au sein du couple, parlons de la situation des enfants. Vous appelez à la reconnaissance de l’enfant comme co-victime. Quel est l’état actuel du droit français ?

Andreea Gruev-Vintila : Les plus grandes victimes du contrôle coercitif sont souvent les êtres les plus petits. Les recherches en neuropsychologie montrent qu’un enfant qui voit sa mère attaquée vit cela comme s’il assistait à une scène de guerre. L’Ecole nationale de la magistrature reconnaît l’indissociabilité de la violence conjugale de son impact sur les enfants, rappelant que la recherche scientifique internationale ainsi que la Convention d’Istanbul s’accordent à reconnaître son impact traumatique majeur sur les enfants et son impact massif sur les capacités parentales, rappelant que les enfants en sont en conséquence également des victimes et qu’un parent non violent continuera à subir un contrôle contre-parental après la séparation. L’effet du contrôle coercitif est durable et peut produire un traumatisme complexe dévastateur car les enfants grandissent dans un monde balisé de contraintes, nocif au développement : ils vivent comme en prison, sujets aux “permissions” de l’agresseur. On a 30 ans des recherches scientifiques sur l’impact majeur et durable de cette violence sur les enfants, leur santé physique et mentale, leurs apprentissages, leurs loisirs, leurs comportements d’anticipation et d’évitement liés à la peur chronique de représailles, tous leurs domaines de vie en sont impactés. 


 

« Les recherches en neuropsychologie montrent qu’un enfant qui voit sa mère attaquée vit cela comme s’il assistait à une scène de guerre. »

Andreea Gruev-Vintila



Cependant, en France, aussi incroyable que cela puisse paraître, les enfants ne sont juridiquement qu’une “circonstance aggravante” de la violence conjugale commise sur l’adulte (Loi du 3 août 2018). Depuis le décret du 23 novembre 2021 ils “peuvent” se constituer partie civile lors des poursuites. Mais le droit français doit intégrer que l’enfant, sujet de droit à part entière, subit un préjudice connexe à celui de sa mère, issu de la même source, qui est le comportement de l’agresseur. C’est ravageur “d’oublier” cela en droit civil, pénal et public, en protection de l’enfance.

Cela produit des mesures éducatives inadaptées, des décisions aberrantes de placement ou une résidence à temps partiel de l’enfant chez son agresseur, voire parfois son transfert de résidence de l’enfant chez ce dernier, au lieu de construire un réseau de solidarité autour de l’enfant avec sa mère et d’empêcher l’exercice du contrôle et de la violence. Heureusement, rompant avec la tendance à se concentrer sur les déficits et les pathologies des victimes, la recherche montre que les enfants et les mères ayant vécu des violences familiales peuvent avoir un rôle clé dans leur rétablissement réciproque. Le rétablissement des enfants est long et passe d’abord par leur protection : vivre avec le parent protecteur dans un lieu de sécurité, séparés de l’agresseur, des soins adaptés qui donnent du sens à leur vécu, l’attribution de responsabilité des impacts de la coercition et du contrôle à l'auteur et non au parent victime.

 
Qu'est-ce qu’un “classement sans suite” ?

Y. M-L : C'est la décision par laquelle le Procureur de la République décide (le système dit de l’opportunité des poursuites lui laisse cette faculté) de ne pas poursuivre. Il classe donc le dossier dans les archives du Parquet.

A. G-V : Le classement sans suite “CSS 21” signifie que l’infraction est caractérisée, mais qu’il n’y a pas assez de preuves pour envoyer le dossier au tribunal. En matière de violence conjugale, avec la législation actuelle, le taux de CSS21 est énorme, créant une véritable impunité des agresseurs dévastatrice et dangereuse pour les victimes enfants et adultes.


Quelles sont vos propositions ? Y a-t-il des pays plus avancés sur lesquels la France pourrait s’aligner… et pourquoi pas dépasser ?

Yvonne Muller-Lagarde : De manière générale, les pays anglo-saxons (Grande-Bretagne, Écosse, Irlande etc..) sont beaucoup plus en avance que nous puisqu’ils ont créé un délit de contrôle coercitif sur le fondement duquel les juridictions prononcent régulièrement des condamnations. Il est urgent de reconnaître la nécessité d’une telle incrimination en France en posant, simultanément, la question du statut des enfants dont le parent est victime du contrôle coercitif.


Andreea Gruev-Vintila : Je rêve d’une loi “contrôle coercitif” qui assure la sécurité et reconnaisse l’impact et la souffrance des enfants au même titre qu’elle le fait pour les victimes adultes. Elle ferait de la France un pays-phare. Le groupe d’experts du Conseil de l’Europe et le Parlement européen ont émis des recommandations en ce sens. Avec Yvonne nous soutenons l’idée d’une justice spécialisée et souhaitons créer à Nanterre une formation adossée aux recherches scientifiques capable d’alimenter une expertise sur le contrôle coercitif, appelée de ses vœux par la Ministre de l’égalité Madame Isabelle Rome à l’occasion des 3 ans du Grenelle des violences conjugales. Notre proposition d’incriminer le contrôle coercitif en France est à l’étude, nous espérons qu’elle passera pour pouvoir les arrêter chez les agresseurs avant qu’ils n’utilisent la violence pour contrôler les femmes et les enfants.
 

« [...] en France, aussi incroyable que cela puisse paraître, les enfants ne sont juridiquement qu’une “circonstance aggravante” de la violence conjugale commise sur l’adulte. »

Andreea Gruev-Vintila


Nous pensons que cette incrimination devrait s’accompagner d’un programme massif de formation, de pédagogie, de consultation des victimes et des professionnels. J’espère que l’Université Paris Nanterre saura prendre sa place. Nos recherches ont conduit à l’intégration du contrôle coercitif comme meilleure définition de la violence conjugale à la formation continue des magistrats dispensée à l’Ecole nationale de la magistrature et progressivement en protection de l’enfance.  

Avec Yvonne nous voudrions proposer à l’Université Paris Nanterre une formation interdisciplinaire "contrôle coercitif” fondée sur la psychologie, le droit, et les sciences de l’éducation, pour former des professionnels experts et développer des recherches. Ce serait la première en France et la 2e dans le monde. Jusqu’ici nos UFR ont fait valoir le manque de moyens, mais l’Ecole nationale de la magistrature envisage un partenariat, alors nous avons de l’espoir. Nanterre est pionnière en France, avec un potentiel, une reconnaissance et une avancée uniques sur ces thématiques, un réseau de recherche interdisciplinaire déjà opérationnel lié à l’international, trois thèses en cours, plusieurs labos impliqués (LAPPS, CDPC, ISP, en lien avec l’équipe EFIS du CREF), une spécialiste des droits humains à la tête de sa mission égalité. Mais si nous voulons être sérieux, il faut s'inscrire dans la durée. Cette formation interdisciplinaire est nécessaire, faisable, nous y croyons.


Comment les instances scientifiques, juridiques, politiques ou les initiatives citoyennes peuvent-elles agir pour améliorer cette situation ? Par ailleurs, vous planchez sur la création d’un GIS, où en êtes-vous de ce chantier ?

Andreea Gruev-Vintila : L’un de nos objectifs à moyen terme serait la création d’un dispositif structurant de type Groupement d’intérêt scientifique porté par l’Université Paris-Nanterre dédié à la violence de genre et aux enfants covictimes, inscrit dans trois priorités de l’Union Européenne : la lutte contre les violences de genre, l’affirmation des droits des femmes et des enfants, la participation des personnes concernées, porté par l’expertise et le dialogue entre des laboratoires en psychologie, droit, sciences de l’éducation, impulser l’animation de la recherche et la formation par la recherche, contribuer à l’ambition européenne de notre université, à son orientation forte sur la thématique science pour et avec la société et la lutte contre les inégalités. 

Yvonne Muller-Lagarde : L’une des initiatives qui serait, dans l’immédiat, précieuse, serait de diffuser la notion de contrôle coercitif notamment - mais pas exclusivement - auprès de tous les acteurs - professionnels ou non - concernés, en prenant le temps d’en expliquer le sens, il y a donc un travail pédagogique à faire. A défaut, le risque est de recevoir des critiques qui tiennent plus  de la réaction que  de la réflexion.


Les victimes de tels dommages sont impactés sur tous les plans de leurs vies : personnelle, scolaire, estudiantine, professionnelle, sociale. Comment la société et les institutions pourraient-elles davantage le prendre en compte ?

Yvonne Muller-Lagarde : La reconnaissance en France d’un délit de contrôle coercitif produirait une sorte de dynamique sociale visant à prévenir le délit mais aussi à aider les victimes, officiellement reconnues par la condamnation de l’auteur. Autrement dit, mieux prendre en compte les effets du  contrôle coercitif sur les victimes, c’est d’abord accepter de le qualifier officiellement.

Andreea Gruev-Vintila : Je salue le travail incroyable que font à l'Université Paris Nanterre le Service universitaire de médecine préventive et le Service d'action sociale, et particulièrement la Docteure Florence Dubar et Madame Catherine Merrien, qui ont réussi à sauver la vie, soutenir le rétablissement et le retour au travail de personnes de l'établissement victimes de violence conjugale et contrôle coercitif. Il est reconnu que la violence conjugale touche majoritairement les femmes et qu’avoir subi des violences est une cause majeure d’inégalité.


 
Cependant, la réflexion de l’établissement doit donc se poursuivre et je suis prête à y contribuer parce que la lutte contre les inégalités est une priorité de notre université. Cette violence peut être destructrice, même si nos collègues sont rares à en parler publiquement : enseignantes-chercheures, BIATSS, étudiantes, toutes les catégories sont concernées.

Leurs études, leurs carrières sont impactées voire paralysées parfois pour des années avant de revenir à la normale, sans compter l’exclusion et la placardisation que certaines ont subi à leur retour au travail de congé longue maladie ou en situation de handicap post-violence : suppression de cours, suppression d’encadrement de mémoires, etc.

Combien sont-elles dans notre université ? What is not counted, doesn’t count ?…

Le travail peut être un lieu de reconstruction, ou un environnement où la violence des tiers peut mettre à risque majeur des collègues qui ont survécu à la violence conjugale. Que voulons-nous ? Il nous faut une taskforce de réponse au besoin de soutien clair et de solidarité massive à long terme avec les victimes via l’employeur, avec une expertise solide.

 
Andreea Gruev-Vintila


Au niveau Européen, l’on dispose déjà de l’outil GEAR Gender Equality in Academia and Research et d’analyses des « meilleurs pratiques » sur l'impact de la violence de genre sur le travail, la survie professionnelle, la complexité des inégalités à long terme qui touchent les collègues survivantes, les solutions pour réduire ces inégalités, pour que leur travail, leur expertise et leurs apports à l’établissement et à la société soient reconnus et amplifiés, y compris dans leurs évaluations, car certaines ont été (d)évaluées à l’aune de l’impact de cette violence sur leurs carrières, alors que leurs recherches ont un impact social remarquable pour une société plus juste, nourrissent des propositions de lois, des débats parlementaires. Leur travail mérite d’être reconnu comme une force et un espoir pour les autres, j’y crois car l’Université Paris Nanterre a le potentiel de devenir un pôle d’expertise pionnier en France et à l’international sur ces questions. 

 

Quel est votre parcours académique mais aussi le cheminement personnel qui vous a fait choisir ce métier ?

Andreea Gruev-Vintila : J’ai toujours voulu faire des études universitaires en psychologie, mais dans le pays totalitaire où j’ai grandi elles étaient interdites, donc j’ai fait des études d’ingénieur en lisant des ronéotypés de Freud. A Paris, j’ai découvert le travail de Serge Moscovici et de Michel-Louis Rouquette, qui avait été son étudiant et qui a accepté de diriger ma thèse en psychologie sociale sur les risques collectifs. Travaillant sur le totalitarisme et le terrorisme comme porteuse de l’ANR XTREAMIS après les attentats de Paris, j’ai découvert que la violence conjugale, ce terrorisme privé dont les auteurs sont en majorité des hommes, fait en France un nombre annuel de féminicides équivalent à l’attaque du Bataclan le 13 novembre 2015, ce qui est loin de déclencher la même mobilisation, alors qu’il y a 398 310 enfants covictimes qui vivent dans un foyer où leur figure d’attachement principale, le plus souvent la mère, est victime. J’ai exploré le lien domination-violence et trouvé le fil rouge en écrivant mon HDR : le droit auto-octroyé de certains à dominer d’autres par la peur et la privation de droits humains fondamentaux. C’est le sens du contrôle coercitif, dont les femmes et les enfants sont les premières victimes. 

Yvonne Muller-Lagarde : La  principale raison pour laquelle j’ai souhaité être enseignant-chercheur est la possibilité d’associer l’enseignement (une passion !) à la recherche. C’est donc à la fois la possibilité de transmettre en cherchant sans cesse de nouvelles méthodes pédagogiques et être novateur grâce à des recherches interdisciplinaires, historiques etc.  Les violences conjugales sont une thématique à laquelle je m’intéresse depuis deux ans. Je souhaitais orienter mes recherches dans ce domaine depuis des années pour des raisons personnelles. Quelques changements récents dans ma vie, et la rencontre avec Andreea, ont été les deux éléments déclencheurs.

 
 
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Mis à jour le 04 janvier 2023